Elodie Boutry
Un subtil principe de débordement
Avec Cosmicisme, la peinture d’Élodie Boutry déployée sur une constellation de pyramides, quitte le mur et s’ancre au sol pour gravir l’espace de l’architecture brutaliste de Pile-Pont. Dans un mouvement circulaire inspiré de la suite de Padovan, permettant de créer une spirale à l’infini à partir de triangles équilatéraux, la peinture allie angle et rondeur, désert et circulation, statique et mouvant, légèreté et noirceur. Une somme de paradoxes que l’artiste s’attache à résoudre par de constants et légers déplacements, glissements, déséquilibres et désaxements. Hasard projeté ou règle du jeu, un subtil principe de débordement.
Déborder la contrainte. Élodie Boutry fixe avec précision une règle du jeu 1 comme protocole de création. Cette contrainte productive et féconde est mise en relief tant dans son application que dans sa dérogation. Dans un renouvellement constant des règles, à des fins de distorsion visuelle de l’architecture, après le rond, le carré, le cube, les rayures, elle manie ici le trait, l’angle aigu, le triangle et la pyramide comme autant d’outils élémentaires dont émerge le support de sa peinture, à laquelle la géométrie impose une rythmique ludique. Si l’artiste laisse planer le hasard pour surprendre son protocole, il est bien question de mathématique avec les pyramides de Cosmicisme, dont les bases équilatérales, de 4 tailles différentes, sont des multiples de 50. La suite de Padovan génère quant à elle une forme qui s’engendre elle-même au sol et qui pullule en une diversité de tétraèdres élancés dans des directions et des hauteurs différentes. La nature de ses installations renvoie moins à la peinture géométrique et colorée de Frank Stella, François Morellet et à la sculpture radicale de Sol LeWitt, qu’elle n’est intrinsèquement en prise avec son environnement (paysage, histoire, fonctionnalités, circulations). Ce travail in situ nécessite une exploration et une projection fantasmagorique des lieux, avec lesquels l’œuvre tisse des fils par la couleur (camaïeu de l’église Saint-Nicolas-de-Véroce) et la forme (verticalité du massif alpin). Mais, flirtant avec le trompe-l’œil et l’art optique, les installations picturales d’Élodie Boutry se greffent à la fois en osmose avec le lieu et en contraste avec le décor. Plan ou non, si le subjectile comporte des résidus du réel, tout est prétexte à la couleur 2, dans une filiation sensible avec les couleurs découpées de Shirley Jaffe, les harmonies vibrantes d’Ellsworth Kelly et les systèmes colorés de Josef Albers.
Déborder le mur. Élodie Boutry s’inscrit dans l’histoire du grand décor, à l’instar des programmes religieux ou laïcs de la Renaissance italienne, du décor baroque sculptural, jusqu’à Matisse, Klein ou Buren, dans une conception plus politique de l’espace. Dès ses premières peintures murales aux immenses aplats de couleur vive la peinture annihile la cimaise, le cadre et se joue hors-champ de l’architecture, pour créer son propre territoire. Elle déplace l’axe d’appréciation d’une perspective, crée une faille spatiale dans notre perception. Depuis sa création pour L'Art dans les chapelles en 2014 3, la peinture glisse du mur et investit l’espace, le peintre façonne son support et se fait sculpteur. Elle conçoit avec l’ébéniste Guilhem Huynh l’architecture de ses angulaires sur-structures qui facettent la surface de la peinture et amorcent une autonomie vis-à-vis du mur. Invasion polyédrique et excroissance picturale qui interrogent planéité et profondeur, illusion visuelle et volume préhensible. La surface peinte se gonfle, prend de l’épaisseur et de la hauteur. Cosmicisme invite à la contemplation active d’un nouvel horizon.
Déborder le motif. La spatialisation de la peinture élude le motif pour glisser vers la forme. Le « facettage » de la surface renvoie aux premières tentatives d’illusion de profondeur des primitifs italiens, par la forme stylisée du massif montagneux. Une stylisation poussée à l’extrême chez Élodie Boutry qui confère une pixellisation du paysage. Le motif du triangle n’est plus alors qu’un prétexte. Dans ses grandes peintures bidimensionnelles, son geste a priori dépersonnalisé, dans la lignée fulgurante de BMPT, envahit les parois pour abstraire le mur de sa réalité matérielle. L’apparent retrait de l’auteur, derrière la géométrie et l’évacuation du sujet, ne constitue pourtant rien d’une action neutre, au sens où Barthes l’entend 4. La main de l’artiste se manifeste également dans la juxtaposition aux aplats — écrans aveugles — de textures travaillées, frottées ou soigneusement crayonnées, présentes dans ses petits formats papier. La couleur prend matière et le dessin investit l’espace.
Déborder le corps. Par une porte dérobée, la peinture d’Élodie Boutry revendique un art contextuel et théâtral 5, où le corps est convoqué. Comme le motif coloré contrevient à la perspective et crée un vertige optique, le programme sensoriel et visuel de ses installations absorbe physiquement 6. Dans la chapelle Saint-Tugdual, le troglodytique Panorama et le labyrinthique Cosmicisme, l’œuvre invite à une procession ludique et silencieuse dans un sanctuaire aux codes inconnus 7. Élodie Boutry produit son univers propre, où le décor invasif contraint la circulation dans l’espace. Un art de la fresque en 3D, une entropie picturale, non loin des peintures-décors et volumes-accessoires des performances de Guy de Cointet. Par l’incursion du dispositif lumineux, Élodie Boutry réfléchit également aux conditions même de la monstration de sa peinture et de la mise en scène de son théâtre d’objets. Dans Panorama déjà, certaines facettes, absentes, laissaient voir la lumière du ciel. Ici, comme un rappel aux vitraux d’une chapelle, ombres et lumières s’attachent à créer une autre dimension, à donner une épaisseur nouvelle au dessin du paysage de pics. Le décor devient véritable scénographie, dans une théâtralité qui renouvelle la réflexion sur le décor dans l’art 8.
Déborder l’exposition. Cosmicisme interroge la finitude de l’installation artistique par la remise en question de son espace et de son unicité. Clin d’œil à la philosophie athée de Lovecraft, le titre renvoie à l’insignifiance de l’humanité et sa finitude inexorable, un memento mori latent dans une œuvre visuellement légère. Il teinte de noirceur ce décor coloré et renvoie à la massivité de son écrin de béton. Par un processus d’upcycling, chaque pyramide pourra être achetée au cours de l’exposition et emportée lors du finissage. Amorcé avec Panorama, le principe de récupération a permis la création de plusieurs petits tableaux à partir des ruines d’une structure monumentale. Élodie Boutry casse délibérément les liens d’une harmonie apparemment inextricable : l’œuvre est dans son unicité ou n’est pas. Que devient-elle lorsque ses parties sont disséminées et décontextualisées ? Pour Felix Gonzalez-Torres, inviter le visiteur à s’approprier des bouts de sa sculpture d’objets reproductibles (feuilles imprimées, bonbons) et par conséquent la dégrader, permettait aussi de la « sauver » par un principe de viralité 9. La finitude de l’œuvre est dépassée par cette seconde vie, qui croise la performance dans le mouvement montage-monstration-dispersion. Le théâtre d’objets se mue en transhumance pop. Cosmicisme est aussi une réflexion politique et sociale à l’aune d’une nécessaire prise de conscience sur l’accumulation et la récupération des matériaux, tout autant que sur l’économie de l’art par l’émergence d’un possible marché parallèle.
Marie Cherfils - 2017
1 – Huitorel Jean-Marc, Les règles du jeu : le peintre et la contrainte, Caen, Frac Basse- Normandie, 1998, à l’occasion de l’exposition au FRAC et à l’abbaye aux Dames, Caen.
2 – « Les couleurs-forces travaillent en deçà des formes figuratives ou abstraites à la manière de tenseurs qui les animent ou les impulsent plutôt qu’elles ne les colorient. » – “Strong colours go beyond figurative or abstract forms, working like tensors to animate or drive such forms, rather than to merely colour them.”, à propos de Matisse, Bonne Jean-Claude, « Art ornemental, art environnemental : au-delà ou en deçà de l’image (art médiéval, art contem- porain) », Images Re-vues, 10 | 2012.
3 – Chapelle Saint-Tugdual, Quistinic, 2014-2016. 4 – Barthes Roland, Le degré zéro de l’écriture, Seuil, 1953.
5 – Fried Michael, Art and Objecthood. Essays and Reviews, Chicago & Londres, The University of Chicago Press, 1998.
6 – « L’engagement [face à la peinture], non pas avec le regard comme on le pense souvent, mais avec le corps. », Schwabsky Barry, Vitamine P : nouvelles perspectives en peinture, Paris, Phaidon, 2003.
7 – « Cette conception à la fois environnemen- tale et participative de certaines pratiques esthétiques vaut aussi bien pour les églises du Moyen Âge, par exemple, que pour ce qui a e pris le nom d’« installation » au xx siècle », in Bonne Jean-Claude, op. cit.
8 – Voir aussi dans un autre registre la monographie de Pierre Ardouvin en 2016 au Mac/ Val, Musée d’art contemporain du Val-de- Marne, Vitry-sur-Seine, dont le titre, « Tout est affaire de décor », est repris au poème de Louis Aragon « Est-ce ainsi que les hommes vivent » 9 – « Je veux être un virus au cœur de l’institution »,
Gonzalez-Torres Felix, « ‘Une conversation’, conversation avec Joseph Kosuth », Troubles, n°1, janvier – January 2002.