Elodie Boutry

SEMEMES

« Sémèmes », choisir un palindrome comme titre n’a rien d’anodin pour évoquer l’intervention d’Elodie Boutry à L’H du Siège. La pièce Dédale se lit tout autant dans les deux sens. Emprunté à la sémantique, le sémème rassemble les traits distinctifs de signification, les sèmes, d’un mot. Parmi les exemples donnés par le linguiste Bernard Pottier, prenons les sèmes qui constituent le sémème du fauteuil : « S1 = pour s'asseoir ; S2 = pour une seule personne ; S3 = sur pieds ; S4 = avec dossier ; S5 = avec des bras ». Les sémèmes des chaises, tabourets ou autres assises n’auront pas les mêmes sèmes[1]. Jouons donc de la sémantique pour recourir à ses sèmes et sémèmes autour du travail d’Elodie Boutry. Quels seraient les sèmes de Dédale 

 

S1 = avec L’H du Siège.
L’in situ, le rapport au lieu est essentiel pour Elodie Boutry. Ses peintures murales, ses peintures volumes, s’inscrivent dans un espace spécifique, tant en intérieur qu’en extérieur. L’H du Siège s’inscrit de manière singulière dans la biographie de l’artiste. En 2008, trois ans après sa sortie de l’Ecole des beaux-arts de Rouen, elle y avait déjà travaillé dans le cadre de de la résidence Coup de Pouce. En 2022, à peine arrivé dans la cour de L’H du Siège, on entre dans la peinture, tant la structure colorée s’impose. « C’est un espace panoramique, il amène à la déambulation, on est toujours dans un rapport au corps[2] », précise Elodie Boutry, et c’est ainsi qu’elle l’investit, « le peintre a son tableau devant lui, moi je suis dans le tableau. »

 

S2 = avec le jeu

« Jouer est une manière de voir, de sentir et d’agir de telle manière que s’intronise un ordre entièrement nouveau, aussi bien entre les choses qu’entre les joueurs eux-mêmes[3] », écrit l’historienne de l’art Danielle Orhan. De Robert Filliou à Paul Cox, le jeu est un terrain de réflexion, avec ses modalités propres, ses règles, l’introduction du mode ludique. Elodie Boutry s’intéresse tout particulièrement au jeu, de sa dimension ludique aux règles qui délimitent un espace et un temps.

« Tout a commencé grâce à un Rubik’s Snake en noir et blanc », explique-t-elle à propos de Dédale. Ce casse-tête mécanique aux prismes triangulaires a servi de base à la structure et s’est substitué au principe d’une maquette papier. La manipulation de ces Rubik’s Snake a permis de réfléchir à la façon dont l’œuvre allait s’infiltrer dans l’espace et dont les visiteurs allaient potentiellement s’infiltrer dans ce dédale. Le changement d’échelles est multiple chez Elodie Boutry. Le Rubik’s Snake s’agrandit et atteint à l'échelle humaine, mais le cheminement inverse existe également, comme en témoignent les Totems. A l’origine maquettes des volumes qu’elle a créés dans l’espace public, ils sont devenus des objets multiples, manipulables, changeant de nouveau le rapport d’échelle. Ils apparaissent à Valenciennes comme une extension, une ouverture.

Elodie Boutry revendique toujours une dimension ludique dans son travail. Le glissement d’un jeu à une structure, tout en conservant une idée de déambulation renvoie a posteriori à des jeux d’enfants. « Mais le génie n’est que l’enfance retrouvée à volonté », écrit Baudelaire dans Le Peintre de la vie moderne.

 

S3 = avec les couleurs

L’assemblage dans l’espace est modulaire et offre une démultiplication des facettes. Du bois initial, très présent, la structure a disparu sous une couche de peinture blanche, puis Elodie Boutry a pensé les associations aux couleurs. Grand rose, menthe, citron, saumon, bleu céruléum, fushia, gris…, la palette est riche avec une gamme de couleur prédéfinie, croisant intensité extrême et neutralité. L’artiste orchestre sa gamme chromatique : « Je commence par des couleurs très fortes, rouge, oranges jaune. Des couleurs qui sont plus transparentes de base. » L’intensité de la composition varie au gré de la circulation des corps et des regards, tantôt dans une confrontation électrique, tantôt dans une harmonie beaucoup plus calme.

 

S4 = avec le geste

Les coloriages constituent des contrepoints troublant le regard. « Mon travail de peinture a commencé sur le motif, autour de la façon dont on perturbe un motif très bien organisé. » Elodie Boutry évoque son intérêt pour le travail d’Edouard Vuillard, « je regardais de tableaux et tu as le papier peint, le rideau, le canapé, tout est dans le même motif ». Avant de délaisser ses motifs à la fin de sa vie, il a un temps frôlé l’abstraction. Ce moment de glissement, de trouble visuel, persiste toujours dans les œuvres d’Elodie Boutry, qu’elle joue avec les plans, l’architecture ou plus récemment la broderie. A L’H du Siège, outre les confrontations des couleurs en aplat, les coloriages contribuent à perturber l’ensemble.

Le crayonnage a commencé en 2012, à l’occasion d’une collaboration avec Pascal Pesez, I Love the way you drive your corner, dans la Chapelle du Collège des Jésuites, à Eu, en Normandie. Les deux artistes créent une œuvre croisant polyptyque et pop-up. La même année, lors d’une résidence au Domaine de Kerguéhénnec, en Bretagne, elle poursuit les crayonnages dans des dessins, ce qu’elle poursuit lors d’une résidence à Cheongju, en Corée du Sud, en 2013. Dès lors, ils reviennent perturber et enrichir la grille orthogonale qu’elle privilégiait. Ainsi, en 2014 et 2015, elle adjoint aux volumes peints des volumes crayonnés pour son intervention dans la chapelle Saint-Tugdual à Quistinic, dans le Morbihan, pour L’Art dans les chapelles. Ici, de couleur moins intense que les autres facettes, ils n’en sont pas moins fortement présents. La vibration du geste est très dense. Après un premier passage d’une autre main, Élodie Boutry intervient de manière systématique afin de tout rehausser et obtenir le mouvement qu’elle souhaite.

 

S5 = avec l’espace

« Le titre vient toujours après. » Dédale. Ce titre renvoie à l’architecte, sculpteur et inventeur qui, réfugié en Crète, propose ses services au roi Minos. C’est lui qui conçoit le fameux labyrinthe qui empêche le Minotaure de s’évader. Le nom propre provient du verbe daidallein, « façonner avec art[4] », mais pourrait également être apparenté au latin dolare « façonner le bois », quelle origine pour une telle pièce ! Le nom propre est devenu nom commun dans le langage courant. Du labyrinthe mythique et symbolique, on parvient à « un ensemble formant un circuit compliqué d’éléments dans lesquels on risque de se perdre, au propre, comme au figuré. »

Ce glissement fait tout autant écho au casse-tête initial qu’à la pièce finale, destinée à n’exister sous cette forme que de manière éphémère. Dédale d’Elodie Boutry est une vraie construction, une façon de construire une nouvelle histoire qui serait spatiale mais pas uniquement, un labyrinthe de formes et de couleurs.  Le visiteur peut le traverser ou le contourner visuellement ou physiquement, sans pouvoir toutefois s’en saisir d’un seul regard. Dédale modifie la perception que l’on a de l’espace de L’H du Siège. Les contraintes de ce dernier sont détournées et utilisées.

« Sémèmes », simple clin d’œil au jeu de langage, sans être allée jusqu’au Grand Palindrome de Georges Pérec de 5566 lettres. Celui-ci déclarait se donner « des règles pour être totalement libre ». Les quelque six cents facettes de Dédale résonnent avec ce goût de liberté.

Fanny Drugeon, janvier 2022



[1] Voir « Hommage à Bernard Pottier », Cahiers d'Études Hispaniques Médiévales, 1988.

[2] Toutes les citations, sauf mention contraire, sont issues d’un entretien avec Elodie Boutry, le 15 décembre 2021.

[3] Danielle Orhan, « Jouer ou devenir l’objet des objets », in Marion Daniel (dir.), Poétique d’objets, cat. exp., éd. Dilecta, 2013, p. 143.

[4] Alain Rey (dir.), Dictionnaire historique de la langue française, Le Robert, 2004.